AURIANE LEGENDRE

réalisation documentaire et expérimentale

 

Projet de mémoire universitaire : On screening, digitalization, transformation of heritage

En janvier 2018, sur une invitation du projet curatorial collaboratif du ÇA MUSÉE, une projection performée du film ​Transitions (1982) de la réalisatrice canadienne Barbara Sternberg est organisée à Monaco. Le dispositif de projection se met en place depuis une voiture en mouvement qui traverse les rues de la ville une fois la nuit tombée, à la recherche de surfaces où projeter le film.

Fait suite à ce geste de programmation un échange avec Barbara Sternberg, établit entre janvier 2018 et août 2020, approfondissant les problématiques que cet acte performatif soulevait : le statut de la projection, la frontière entre public et privé, la transmission, l'héritage, l’appropriation d'images, la technologie - mais l'échange est aussi et surtout conduit par le désir de connaître davantage une cinéaste que j'admire, et qui semble parler une langue familière.

Une édition papier regroupant l'archive vidéo de la projection sur la surface de Monaco ainsi que l'entretien a été réalisée en 30 exemplaires.

Archive vidéo de la projection du film

PDF de l'interview

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Auriane Legendre : Les œuvres expérimentales, ​différentes​, se sont historiquement placées entre les réseaux du cinéma et ceux de l’art contemporain. Certains en ont pâti, d’autres ont dû s’adapter pour gagner en visibilité, d’autres encore ont largement participé à faire bouger les lignes. Quelle est ton expérience du monde de l’art et de quelle manière as-tu eu l'occasion de montrer ton travail dans des expositions ?

Barbara Sternberg : Si le cinéma est l’Art du 20ème siècle, une division entre le cinéma et le reste du monde de l’art contemporain semble persister. Les commissaires ne prêtent pas attention à l’œuvre des cinéastes expérimentaux, ne les connaissent pas, ces œuvres ne sont pas mentionnées dans les magazines d’art. Mon travail a été montré en galerie, mais la plupart des projections de films expérimentaux sont réalisées par des groupes spécialisés dans des lieux variés, sur un dispositif théâtral.

Auriane Legendre : Il s’agit donc d’entretenir ces réseaux indépendants... L’émergence de l’art vidéo a marqué un changement profond dans la relation entre les images muséales ; les modes d’attention du public sont différents aujourd’hui, par rapport aux années 1970. En quoi as-tu senti le dispositif utilisé lors de ces projections en galerie différent de celui utilisé lors de projections expérimentales ?

Barbara Sternberg : Voir des œuvres d'art dans des galeries est une expérience temporelle spécifique : une exposition qui présente des œuvres travaillant le temps doit en tenir compte.

J'ai pu montrer des extraits de mes films sur des projecteurs, en boucle. J’ai sélectionné certaines images et présenté les écrits préparatoires de manière à ce que les visiteurs aient tout le temps quelque chose à voir. Je planifiais aussi des projections des films entiers. Un jour, j’ai installé un projecteur dans l'espace d’exposition, une chaise ou deux à ses côtés, restant disponible pour lancer les bobines sur demande. Une autre fois, j'ai numérisé l’un de mes films pour le projeter dans une vitrine, le son audible depuis la rue. Dans ce cas précis, je savais que les gens ne verraient qu’un avant goût et non le film en entier, mais ça me convenait, je l'ai fait pour ce contexte.

Néanmoins, je pense que l'expérience collective que reste celle de voir un film est enrichissante et nécessaire pour regarder une œuvre du début à la fin et vivre son développement. L'échelle, la taille de l'écran, y est pour quelque chose. Nous voyons émerger tant d'œuvres d'art à grande échelle, je pense, sous l'influence du cinéma. La physicalité de l’image projetée est une expérience corporelle, kinesthésique.

(...)

Auriane Legendre : Dans quelle mesure la volonté de créer des images différentes, influentes sur les questions de perception, a-t-elle été présente ou consciente dans ta démarche ?

Barbara Sternberg : Mes films les plus politiques sont ​Beating ​(1995) et ​After Nature ​(2008). Il existe différents courants dans le genre expérimental, certains plus formels et abstraits, d’autres, plus politiquement engagés ; certains expriment des identités, d’autres sont davantage lyriques et/ou poétiques. Bien que beaucoup de mes films préférés soient des œuvres structurelles ou formelles, j'ai ressenti le besoin d'avoir dans mes réalisations, outre le caractère filmique, un sujet, un thème social ou philosophique. Le choix des images et des techniques résulte de mon regard sur ce qui m'entoure avec une idée de film en tête. Certaines images me semblent justes ou nécessaires, d'autres sont celles qui ont pour moi un fort pouvoir symbolique, comme un homme qui lutte pour marcher contre le vent ou une femme plongeant dans l'eau. J'ai utilisé avec précaution, et rarement, des images politiquement chargées comme des juifs syriens et des hommes noirs lynchés. Non pas pour choquer, mais pour reconnaître cette réalité parmi toutes les autres.

(...)

Auriane Legendre : Par conséquent, la pratique du cinéma a-t-elle remise en question ta perception du temps ?

Barbara Sternberg : Je suis habitée par la question du temps, par toutes les manières que nous avons de le percevoir, de l’expérimenter, par sa finitude (mort) et par l'Éternité ; la dimension temporelle supérieure. Le cinéma est un médium basé sur l’écoulement du temps, il est donc indissociable de son appréhension. J'ai également travaillé sur la différence entre une photographie, fixe, et l’image en mouvement - la photographie étant comme extraite du flot temporel et l’image en mouvement par essence éphémère - et sur la manière que cela a de transmettre divers sentiments de vie et de mort.

Nous appréhendons la vie - et les films - à la fois avec notre intellect, notre corps, et nos sentiments, nos sensibilités, nos âmes. Bien que le cinéma soit un moyen de représentation, j’essaie de travailler entre la représentation et l’abstraction, pour diminuer l’aspect uniquement informatif de l’image et augmenter l’expérience de l’Être dans les images et leur mouvement.

Rythme, répétition...